Il était une fois dans un pays loin, très loin d'ici, un Roi et une Reine qui avaient tout pour être très heureux. Leur bonheur fut bientôt couronné par la venue au monde d'une petite fille, une délicate princesse aux cheveux d'or et aux yeux bleus. Tout le royaume fut invité au baptême de l'enfant, sauf... Sauf une fée, une méchante fée, tout du moins la disait-on méchante car elle ne se vêtait que de noir et que sa maison résonnait de cris de douleur et de cinglants bruits de fouets.
Elle se vexa de ne pas avoir été conviée, et décida malgré tout d'assister à la cérémonie, et comme les autres fées présentes, d'apporter à l'enfant une bénédiction bien particulière...
Le jour venu, elle se déguisa donc, s'habillant de blanc, pour passer inaperçue, et s'approcha du berceau sur lequel était penchée une fée mièvre habillée de rose bonbon :
"..seras aimée et admirée pour ta beauté par tout le royaume et au-delà."
La fée penchée sur le berceau s'écarta, et notre méchante fée put s'approcher. Elle se pencha et prononça ces mots :
"Tu voudras être une Reine parmi tes sujets prosternés, une Impératrice parmi tes esclaves dévoués, mais jamais tu ne trouveras en cent ans l'homme qui saura combler ce désir en toi, et plier devant ton fouet et abandonner sa volonté à la tienne! Et tu mourras vieille et insatisfaite!"
Et elle s'éloigne dans un ricanement méprisant pour l'assemblée médusée. Heureusement, une fée n'avait pas pu prononcer encore sa bénédiction pour l'enfant, et se pencha sur le berceau pour dire :
"Cent ans? Ah non hein? Il est hors de question que tu te languisses sans trouver chaussure à ton pied... Non...attendez...chaussure c'est dans un autre conte, je m'emmêle les pinceaux moi... Alors, au jour de ton 18 ème anniversaire, tu te piqueras le doigt à un fuseau, et tu t'endormiras ainsi que tout le monde dans ce château, jusqu'au jour où un beau Prince viendra et traversera mille épreuves pour t'éveiller par ses suppliques et être celui que tu auras toujours attendu. Je ne peux pas défaire ce que ma soeur fée a fait mais je peux l'adoucir..."
Le Royaume entier fut plongé dans la tristesse, et le Roi ordonna même de faire brûler tous les fouets et les cravaches pour tenter d'éviter le funeste sort qui l'attendait à sa fille. Rien n'y fit : enfant déjà, on la voyait cingler les mollets des servantes d'une badine de noisetier avec un rictus mauvais, et son précepteur qui tenta de la corriger se retrouva à genoux, les fesses rouges, la princesse le chevauchant comme un poney à la parade. Elle grandit, et ses désirs grandirent avec elle, ainsi que sa sulfureuse réputation: aucun des princes des royaumes même les plus lointains n'accepta de venir demander sa main, et elle se morfondait seule dans son palais, à attendre le Prince Charmant...
Puis vint le fatidique anniversaire, et au matin de la fête, la princesse qui s'ennuyait monta dans la plus haute tour du château, où une vieille femme filait la laine. Curieuse, et attirée par le bout pointu de l'objet que maniait la vieille, la jeune femme s'en approcha et se mit à le tripoter en soupirant qu'on pourrait en faire un tas de belles choses passionnantes... Inévitablement elle se piqua, et sombra dans un profond sommeil.
Or en cent ans que dura son sommeil et celui de ses sujets, un jeune Prince vint à naître, que les fées bénirent d'une façon bien étrange : son destin était d'être servile, soumis et aux pieds de la femme qu'il aimerait comme on adule une déesse. Son enfance fut bercée du conte de la princesse endormie et lorsqu'il eut 20 ans, il se décida à la rechercher, coûte que coûte, pour l'éveiller de son sommeil.
Il chevaucha pendant des jours et finit par apercevoir du haut d'une montagne le château de la Belle Endormie, et la sombre forêt qui l'entourait. Il s'enfonça donc entre les arbres penchés et entrelacés, et commença sa dangereuse traversée.
Très vite il lui fut impossible de chevaucher sous la frondaison, les branches basses lui cinglant sans arrêt le visage. Il démonta et renvoya son cheval, et poursuivit seul et à pied. La forêt semblait s'être totalement vouée à le torturer : des branches basses giflaient ses cuisses et ses fesses, le faisant couiner, et plusieurs fois il trébucha sur des racines traitresses, tombant comme par hasard dans un nid d'orties.
Enfin il vit le château devant lui, et en franchit les grilles, pour se trouver face à un mur de ronces et de rosiers sauvages, couverts de fleurs délicates et d'épines acérées. N'écoutant que son courage, il commença à tailler dans les ronces avec son épée, mais les plantes ne s'en laissèrent pas compter. Elles s'enroulèrent autour de ses bras et de ses jambes et se serrèrent jusqu'à lui faire lâcher son arme. Lorsqu'il eut laissé tomber son épée, les plantes le délivrèrent de leur étreinte non sans avoir auparavant déchiqueté tous ses précieux vêtements, et l'avoir laissé nu comme un vers, couvert d'égratignures sanglantes.
Il pénétra dans le château, tentant de réveiller les habitants endormis mais rien n'y faisait. Il parcourut les salles du château sans trouver la princesse, puis parvint à un escalier en colimaçon plongé dans le noir. A chaque pas qu'il faisait, et à chaque marche, un cierge s'allumait en grésillant sur le mur et laissait goutter sur son corps déjà brûlant une longue trainée de cire chaude, jusqu'à ce qu'enfin, il atteigne la plus haute salle dans la plus haute tour, là où reposait la Princesse, endormie sur un lit moelleux.
Il hésita, avant de s'agenouiller devant elle, et de la supplier d'une voix timide de s'éveiller. Elle était la plus belle, la plus radieuse, et la plus impériale des femmes qu'il lui avait jamais été donné de voir. Enfin, il se pencha sur ses pieds délicats et les baisa avec ferveur. Et c'est ainsi qu'elle s'éveilla de son sommeil magique, s'étira, bailla, et posa la main sur le fuseau posé à côté d'elle... Elle regarda le prince nu, meurtri, couvert de cire, humblement agenouillé, et sourit :
"J'ai largement assez dormi. Si nous jouions un peu avec ce joli fuseau si pointu?"
Le prince eut très mal, mais cela lui plut énormément. Et c'est ainsi qu'ils se marièrent et eurent plein d'enfants et vécurent heureux jusqu'à la fin de leurs jours.