Smog... C'est l'ennemi du siècle, que dis-je, du millénaire... Ils sont des millions, des milliards à vivre dans sa puanteur, et ses particules, à ne jamais voir plus de 10 m devant eux, même en
plein jour. Ils s'entassent dans ce qu'il reste de la grande cité, dans les immenses immeubles de verre brisé, dans les majestueuses tours transformées en dortoirs. Ils travaillent, robots
modernes, dans les usines, à la manutention des gigantesques chaînes de montage qui fabriquent le seul espoir d'une humanité qui a souillé sa terre nourricière. C'est là que naissent les Grands
Vaisseaux, les Mayflower, qui traverseront les étoiles pour trouver les nouveaux paradis de l'Homme.
Mais eux, les habitants du Smog, eux... ils ne partiront pas.
Ils sont stériles.
Non, les colons, les seuls pour qui l'espoir est encore permis, ceux-là, ils vivent sous cloche, bien à l'abri comme des reliques précieuses, comme des bibelots fragiles. Sous leurs dômes qui
squattent les derniers kilomètres carrés à peu près viables de Terre, ils sont choyés, comme des bêtes de concours : un soleil artificiel les réchauffe, alors qu'ils jouent dans les parcs et les
jardins artificiellement recréés d'après d'antiques images, ils habitent de minuscules maisonnettes aux couleurs douces, et aux fenêtres décorées de fleurs et de bannières flottant au remous d'un
vent irréel.
C'est là qu'elle vit. Elle est jeune encore, pas tout à fait la trentaine, et avec les traitements nouvelle génération, elle vivra sans doute encore bien 6 ou 7 fois ça... Elle est mariée, depuis
plus d'un an à un jeune mécanicien subatomique, ils ont leur billet pour un départ avant dix ans, puisque son époux sera à la maintenance des systèmes de propulsion d'un des Grands Vaisseaux.
Mais avant de pouvoir décoller de la Terre morte, pour de nouveaux rivages vierges, il leur faudra passer le dernier test : "croissez, et multipliez"
C'est qu'on n'embarque sur les Vaisseaux que des familles... Hommes, femmes, et surtout, surtout, leur capacité, prouvée, à avoir des enfants.
Aujourd'hui, elle a rendez-vous chez le fécondologue, avec son mari. Ils sont mariés depuis plus d'une année et elle n'est toujours pas enceinte. C'est étrange, à tout le moins... Mais tout le
personnel du Centre de Procréation a été très rassurant : ça arrive, parfois, le stress, la pression, vous comprenez... Mais on les a tout de même soumis à une batterie de tests, pas forcément
agréables, depuis deux semaines. Et à présent, on les convoque pour leur communiquer les résultats.
On les fait attendre, un peu, mais pas longtemps. Le docteur leur serre la main, très gentil, et les fait asseoir. Elle est nerveuse d'un coup, comme si elle marchait sur un quai branlant...
"Monsieur, je suis ravi de vous dire que tout va bien."
Oh...oh...
"Madame... je... je suis navré, mais... "
Elle sent un frisson glacial traverser son dos, de haut en bas, ses intestins se nouent, ses oreilles s'emplissent de coton, alors que le médecin débite son discours tout fait :
"L'erreur est courante, vous savez, enfin, pas tant que cela mais ça arrive... C'était sans doute un faux positif sur vos tests de préadolescence. Vous n'avez jamais été fertile, malgré les
apparences. Mais vous serez prise en charge, ne vous inquiétez pas. Vous bénéficierez d'un programme de réinsertion sur un an, et vous serez logée dès le divorce prononcé. Le Comité vous a déjà
trouvé un travail, vous pourrez très vite commencer à vous montrer utile pour la société, malgré ce... handicap. Et ne vous inquiétez pas, vous ne serez bien entendue pas poursuivie pour avoir
usurpé la place d'un colon, puisque l'erreur est de notre fait."
Divorce? Travail? Elle ne saisit rien de ce qu'il raconte : elle fixe l'horloge antique su le bureau du docteur, parce que si elle détourne la tête, la réalité va la rattraper, et elle va
vomir...
"Salope!"
C'est son mari qui s'est levé. Il a fait tomber sa chaise, de rage, et s'énerve, chaque mot la fouette comme une gifle au visage :
"Salope! Je vais devoir tout recommencer, trouver une femme, faire un gosse, j'ai perdu deux ans à cause de toi! Espèce de.... de... T'es rien qu'un monstre, une tarée! Putain, j'ai pas mérité
ça... "
Il quitte le bureau, claque la porte, alors que le médecin bredouille vaguement, sans conviction :
"Mais calmez vous Monsieur... Je vous en prie..."
Elle reste assise là, pas un mot n'arrive à franchir ses lèvres, de toute façon elle a juste l'impression que les mots, les pensées, sont enfermés dans son cerveau et y tournent, en rond, de plus
en plus vite, vite, vite, c'est comme un cri qui enfle, une scie à métaux qui hurle...
"Madame, on va vous raccompagner, j'ai pris toutes les dispositions, le Comité de Réinsertion a envoyé quelqu'un pour vous escorter au centre d'hébergement hors-dôme le plus proche."
On ne la laissera pas rentrer chez elle. D'ailleurs, ce n'est techniquement pas chez elle, c'est la maison d'une Fertile, pas d'une Stérile. On la fait monter dans une voiture, elle tremble, sa
gorge nouée laisse à peine passer assez d'air, elle a l'impression de suffoquer. La femme qui l'accompagne a un visage fermé, inexpressif, mais elle ne s'en rend pas compte, elle regarde par
terre et ne voit que des pieds, des chaussures, elle sent des mains sur son bras, entend vaguement des mots dans un brouillard auditif cotonneux :
"Nous serons bientôt arrivés. Vous verrez, ça n'est pas si terrible..."
Elle n'était jamais sortie du dôme. Au moment où la voiture entre dans le Smog, c'est comme si la nuit tombait en plein jour. Elle frissonne. Une odeur âcre pénètre l'habitacle, malgré
l'étanchéité des fenêtres, et la ventilation en circuit fermé. Elle ne le sait pas, ne voit pas, mais la voiture laisse derrière elle un sillage dans la brume de particules, comme font les
bateaux. C'est là, dans la voiture, qu'elle réalise enfin, parce que les pensées s'arrangent doucement dans sa tête pour retrouver un semblant de cohérence...
Elle n'aura jamais d'enfants.
Le cri a fini d'enfler et dévale sa gorge, dans un hoquet presque surpris. Elle hurle, sans fin... La femme à côté d'elle semble avoir prévu cette éventualité : elle sort une seringue d'une
petite mallette blanche et l'applique contre son bras, en secouant la tête :
"Toutes pareilles, de vraies chochottes."
On la fait entrer, puis on l'assoit. On ne lui tend pas la main, on ne la salue pas, juste un : "Je vous attendais" à peine poli. Elle ne remarque rien, elle flotte dans un nuage
d'incompréhension, d'appréhension. Le docteur la regarde, elle non. Elle regarde ses pieds, et tente de reprendre un peu le dessus sur son esprit qui n'a pas envie de refaire surface.
"J'ai lu votre dossier, je vous l'avoue, je ne sais pas trop quoi vous proposer. Femme au foyer, des études dans le domaine de la petite enfance... Vous comprendrez que ça n'est pas réellement
dans ce domaine que vous pourrez vous rendre utile, à présent. Avez vous jamais eu d'autres activités? Une passion? Je ne sais pas moi... La mécanique? La menuiserie? La cuisine? Vous savez sans
doute cuisiner, non?"
Pourquoi est-ce qu'il lui parle de cuisine lui? Elle n'est pas douée en cuisine... Elle sait faire chauffer des plats tout prêts, et faire des salades, mais bon, ça ne va pas plus loin. Elle
secoue la tête...
"Bon sang... Si encore j'avais de la place, je vous aurais gardée ici, pour les ménages et pour les soins aux Inadaptés. Mais je n'ai plus un seul poste de libre, nous avons reçu 15 nouveaux
Stériles adultes depuis deux mois, je suis sûr qu'il y a eu un lot de tests frelatés, là, il y a vingt ans... C'est pas croyable d'en voir autant d'un coup."
Elle ne répond pas. Elle avait à peine 8 ans quand on lui a fait passer ses derniers tests, les tests prépubertaires, positifs. "Faux-positifs" raille la voix dans sa tête. C'est sa faute à elle
si les tests étaient faux?
"Je vais devoir vous confier aux soins du centre de détente et de loisirs. Ce sont les seuls qui aient encore des places de libre en ce moment, même le Centre de l'Enfance n'en a pas, ça vous
aurait bien convenu ça... Vous n'êtes pas laide, au contraire... Je suis sûre que vous réussirez très bien là-bas, à la Détente. Et puis, le travail n'y est pas trop pénible. L'infirmier va vous
accompagner, et appeler un taxi pour vous. Oh, et pensez à lui donner des vêtements avant qu'elle ne sorte, on va penser qu'elle est une Inadaptée en fuite... Ca ferait mauvais genre."
"Oui Monsieur"
La migration reprend, bras-dessus, bras dessous, on l'emmène encore, elle ne sait pas où. On descend, un escalier, puis deux, un réduit sombre, une robe bleue délavée, qui lui arrive aux genoux,
des chaussures plates, en cuir usé, qui sentent la sueur. Puis encore des escaliers, et un banc, dur, froid, en métal. L'infirmier parle au téléphone, rouspète, puis raccroche.
"Il sera bientôt là, c'est un taxi social, vous n'aurez rien à payer cette fois."
Payer? Elle n'a pas d'argent, les colons, les Fertiles, n'ont pas besoin d'argent : ils sont la richesse, on leur donne tout, parce qu'ils sont les seuls à pouvoir perpétuer l'espèce. Elle dit
:
"Je n'ai pas d'argent"
Soudain, l'homme a l'air pus humain, sa voix se fait plus chaleureuse, presque rassurante.
"Je sais, mais vous inquiétez pas, le bureau d'intégration veillera à tout, pendant au moins une semaine, vous serez vite logée, même si ça ne sera pas forcément génial. Et puis, Détente et
Loisir, c'est pas atroce : il y fait chaud, on y mange bien, le travail peut même être sacrément agréable."
Un coup d'avertisseur dehors la fait sursauter.
"Votre taxi est arrivé."